Cette question se pose à nous, psychologues du travail salarié.e.s de l'institution qu'est "France Travail". Elle se pose de manière accrue aujourd'hui dans le contexte politique général.
Pour venir nous aider et nous renforcer dans cette réflexion d'une actualité brûlante, plusieurs personnalités de la psychologie et des sciences humaines sont intervenus et ont participé aux débats :
Danièle Linhart, sociologue, travaillant sur l'évolution du travail et de l'emploi. Elle est directrice émérite de recherche au CNRS et a été professeure à l'Université Paris-Nanterre.
Aurélie Gonnet, Sociologue, maitresse de conférences à l'université Paris Cité. Chercheuse au Centre d'études et de recherches sur les liens sociaux (Cerlis, UMR CNRS 8070) et affiliée au Centre d'études de
l'emploi et du travail (CEET, CNAM).
Scarlett Salman, sociologue, maîtresse de conférences à l’Université Gustave-Eiffel, membre du Laboratoire Lisis – Laboratoire
Interdisciplinaire Sciences Innovation Société -.
Albert Ciccone, psychologue clinicien, psychanalyste et professeur émérite de psychologie et psychopathologie à l'université Lumière-Lyon-II. Président de Convergence des Psychologues en Lutte et membre de l’Appel des appels.
Claude Schauder, psychanalyste, ancien professeur associé des universités en psychopathologie clinique de Strasbourg et membre de l’Appel des appels.
Rachel Saada, avocate au Barreau de Paris, spécialisée en droit du travail (entraves, discriminations, harcèlement moral, infractions aux règles d’hygiène et de sécurité) et en droit de la sécurité sociale et de la protection sociale (accidents du travail, reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur). Travaille en collaboration avec la CNAM, l’IPDT et le réseau Souffrance et travail de Marie Pezé.
Florent Simon, secrétaire général du Syndicat National des Psychologues – SNP.
Psychologues de France Travail : "Nous avons une place singulière dans l’institution" (N. Oumakhlouf, Pôle psycho)
L'association Pôle Psycho, qui rassemble les psychologues de France Travail, fête ses 10 ans, à Paris, début octobre 2025. À cette occasion, Nabila Oumakhlouf, psychologue du travail, membre du collectif national et de l’association, fait le point sur le rôle des psychologues au sein de l’opérateur. "Nous ne sommes pas thérapeutes mais le travail réalisé peut avoir des effets thérapeutiques. Nous abordons la question du travail avec les personnes", explique Nabila Oumakhlouf, dans un entretien accordé à AEF info (1). Elle décrit des usagers dont la situation se dégrade, faute de "relais" pour lever les freins et en lien avec des discours "qui stigmatisent les chômeurs". Le service "Regards croisés", proposé par les psychologues, fait partie des activités comptabilisées dans les 15 heures d’activité : "Quelque part, cela instrumentalise notre travail."
"Nous sommes parfois le seul interlocuteur physique à voir régulièrement certains demandeurs d’emploi, pendant un certain temps", explique Nabila Oumakhlouf, psychologue à France Travail. (ici, lors de l'anniversaire de l'association, à Paris, en octobre 2025). Photo transmise par Nabila Oumakhlouf
AEF info : L’association Pôle Psycho a fêté ses dix ans au cours d’un événement organisé à Paris, début octobre 2025. Pourquoi cette association et qui rassemble-t-elle ?
Nabila Oumakhlouf : Les psychologues de l’Afpa ont été transférés à Pôle emploi en 2010. Le collectif national des psychologues du travail est né à ce moment-là. En novembre 2015, le collectif a décidé de créer une association, dont nous avons fêté les dix ans. L’association est un outil du collectif, créé notamment pour pouvoir ester en justice.
Nous avons mené deux batailles juridiques. La première a été gagnée, elle concernait l’intitulé du poste de psychologue sur la fiche de paie. La seconde est en cours, depuis plusieurs années. Elle porte sur la confidentialité des bureaux. Les bureaux sont dotés de porte mais la confidentialité n’est pas respectée : nous entendons les entretiens menés d’un bureau à un autre. C’est un préjudice pour les psychologues et pour les usagers.
AEF info : Quel est le rôle des psychologues à France Travail ?
Nabila Oumakhlouf : Nous sommes des psychologues du travail. Nous ne sommes pas thérapeutes mais le travail réalisé peut avoir des effets thérapeutiques. Nous abordons la question du travail avec les personnes. Nous les aidons à cheminer en ayant des retours sur ce qu’elles vivent et éprouvent. Elles peuvent déposer cela dans un lieu réservé.
Les personnes qui viennent nous voir peuvent avoir vécu des situations traumatisantes, dans le cadre d’une ou plusieurs expériences professionnelles. Par exemple un burn-out. Elles s’interrogent sur la suite de leur vie professionnelle. L’entretien individuel, d’une heure environ, constitue le cœur de notre activité.
Nous intervenons aussi en direction des conseillers, avec l’animation d’ateliers, ou des interventions sur des thématiques précises. Nous pouvons potentiellement être en contact avec des entreprises mais en complémentarité des conseillers entreprise.
AEF info : Comment les demandeurs d’emploi arrivent-ils jusqu’au psychologue ?
Nabila Oumakhlouf : La plupart du temps c’est le conseiller qui propose. La participation doit être volontaire. En cela, nous avons une place singulière dans l’institution. Il n’y a aucun caractère d’obligation.
Beaucoup de personnes méconnaissent notre existence alors que nous sommes là depuis 2010. Toutefois, avec le bouche à oreille, certains apprennent l’existence des psychologues et demandent à nous rencontrer. C’est à la marge.
AEF info : Lors de l’événement organisé en octobre, les membres de l’association ont fait part de leurs inquiétudes sur la situation des personnes accompagnées. Pourquoi ? La situation s’est-elle détériorée ?
Nabila Oumakhlouf : Le phénomène est là depuis de nombreuses années. La situation sociale des usagers se dégrade. Les relais ne sont plus là. Quand j’ai commencé à travailler dans les années 2000, nous pouvions compter sur des relais dans d’autres institutions pour régler des situations de santé, de logement… Aujourd’hui, nous recevons la personne mais sa situation ne bouge pas alors même qu’elle est tenue de se projeter pour répondre aux obligations qui sont faites aux demandeurs d’emploi.
Les réformes d’assurance chômage sont venues dégrader les conditions d’indemnisation. La situation économique des personnes est de plus en plus difficile. Il y a également les discours politiques, publics qui stigmatisent les chômeurs, les précaires. Les usagers entendent très bien ces messages et cela se manifeste par un malaise profond. Avec l’obligation des 15 heures d’activités prévues par la loi "Plein-emploi", l’inscription automatique des allocataires du RSA, il y a une pression qui s’accentue alors qu’elle était déjà bien présente.
Il y a de la peur, de la crainte, du malaise. Cela peut être accentué par les plans sécurité qui se renforcent. Dans mon agence, nous expérimentons un nouveau plan mais il donne l’impression de mettre les personnes à l’écart. Les personnes que je reçois ont souvent eu plusieurs conseillers, beaucoup de changements. Il y a aussi une place croissante des prestataires privés. Nous sommes parfois le seul interlocuteur physique à voir régulièrement certains demandeurs d’emploi, pendant un certain temps. Nous relevons d’ailleurs, mes collègues et moi, que le nombre d’entretiens avec les personnes a tendance à augmenter ces dernières années.
AEF info : La loi "Plein-emploi" prévoit un nouveau contrat d’engagement, assorti généralement d’heures d’activités. La mise en place de ces heures a-t-elle des conséquences sur les psychologues du travail ?
Nabila Oumakhlouf : Indirectement oui. La notion de "droits et devoirs" existe depuis toujours dans l’institution. Le problème c’est que les devoirs prennent une place de plus en plus importante vis-à-vis des usagers mais les droits apparaissent de moins en moins.
Le service "Regards croisés", proposé par les psychologues, fait partie des heures comptabilisées dans les 15 heures. De même, ce service peut être utilisé dans une procédure de contrôle pour justifier que le demandeur d’emploi est bien mobilisé. Quelque part, cela instrumentalise notre travail.
AEF info : Constatez-vous, dans vos rendez-vous, une augmentation du nombre d’allocataires du RSA ?
Nabila Oumakhlouf : Nous n’avons pas encore beaucoup de recul. Je ne l’observe pas dans ma pratique même si cela a pu être remonté par certains collègues.
AEF info : Pour France Travail, comme pour beaucoup d’opérateurs, la question des moyens est centrale. Selon vous, sont-ils suffisants pour les psychologues ?
Nabila Oumakhlouf : Nous sommes environ 970 psychologues et c’est largement en dessous des besoins. Il faut faire le ratio avec le nombre d’inscrits auprès de l’opérateur… Il y a des listes d’attente dans les agences. Les conseillers sont amenés à faire autrement. Dans mon agence par exemple, les conseillers n’arrivent pas positionner les personnes en direct car les rendez-vous sont pleins. Ils m’envoient des courriels et quand j’ouvre de nouvelles plages, je positionne la personne et j’en informe la conseillère ou le conseiller. C’est une surcharge et une forme de pression.
Nous communiquons régulièrement, depuis de nombreuses années déjà, auprès de nos directions régionales et de notre direction générale, pour revendiquer l’augmentation de nos effectifs, en vain. Malgré les affiches et flyers qui existent dans l’institution, nous ne communiquons pas trop sur notre existence car nous ne serions pas en mesure de répondre à la demande. La question des moyens, au sein des services publics, est essentielle.
(1) Entretien réalisé le 7 octobre 2025.
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